Pourquoi nous aimons les chiens, mangeons des cochons et portons de la vache
Le texte suivant est le résumé du livre de Mélanie Joy Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows – An Introduction to Carnism (Conari Press, 2010) (chapitres 2, 5, 6 et 7), publié dans les Cahiers antispécistes..
1. CARNISME : « LES CHOSES SONT AINSI FAITES, VOILA TOUT »
Melanie Joy enseigne la psychologie et la sociologie dans une université. Chaque semestre, depuis des années, elle consacre un cours aux attitudes envers les animaux, dans lequel elle propose le même exercice. Elle a pu ainsi collecter les réponses et réactions de milliers d’étudiants. Elles se sont révélées extrêmement semblables groupe après groupe, de sorte qu’on peut facilement décrire le déroulement type de cette séquence d’enseignement. D’abord, Melanie Joy demande aux étudiants de lister des caractéristiques des chiens, puis des cochons. Elle note au fur et à mesure au tableau les réponses proposées. Du côté des chiens, on trouve des qualificatifs tels que « intelligents », « aimants », « protecteurs », « rigolos » et parfois, « dangereux ». Dans la colonne « cochons », les qualificatifs sont moins flatteurs : « sales », « suants », « paresseux », « gros », « stupides », « laids ». De la même façon, les étudiants fournissent des réponses très contrastées quand on leur demande les sentiments que leur inspirent les animaux des deux espèces.
Ensuite, s’engage un dialogue au cours duquel Melanie Joy pose des questions telles que « Avez-vous déjà rencontré des cochons ? » (dans l’immense majorité des cas, la réponse est « non ») ou apporte des informations : les cochons sont aussi intelligents que les chiens, les cochons ne transpirent pas, ils se roulent dans la boue pour se rafraîchir quand il fait chaud, ils développent des comportements stéréotypés en captivité… Les réactions des étudiants se font contradictoires ou hésitantes ; elles révèlent que leurs idées sur les cochons ne viennent d’aucune source fiable ; ils admettent que les cochons pourraient avoir chacun leur personnalité comme les chiens ; oui, les cochons peuvent certainement ressentir la douleur…
« Melanie Joy. Comment vous sentiriez-vous à propos des cochons, si vous les voyiez comme des êtres intelligents et sensibles […]. Si vous les connaissiez personnellement, comme vous connaissez les chiens ?
Etudiant(e). Je me sentirais bizarre en les mangeant. J’éprouverais probablement une sorte de culpabilité.
Melanie Joy. Alors pourquoi mangeons-nous des cochons et pas des chiens ?
Étudiant(e). Parce que les cochons sont élevés pour être mangés.
Melanie Joy. Pourquoi élevons-nous des cochons pour les manger ?
Etudiant(e). Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Eh bien, je suppose que les choses sont ainsi faites, voilà tout. »
Nous envoyons les membres d’une espèce à l’abattoir et chérissons les membres d’une autre espèce sans autre raison que les « les choses sont ainsi faites ». Nous pouvons passer de longues minutes devant un rayon de supermarché à nous demander quel dentifrice choisir et n’avons pas réfléchi un seul instant à la raison pour laquelle nous mangeons certains animaux et pas d’autres. Nous n’avons pas la moindre pensée à propos d’une pratique qui cause la mort de milliards d’animaux chaque année. Comment est-ce possible ? La réponse tient en un mot : carnisme.
Certaines personnes cessent de consommer de la viande en espérant en tirer des bénéfices pour leur santé. Mais beaucoup le font pour des raisons éthiques. C’est pourquoi, quand nous pensons aux végétariens, nous ne les voyons pas uniquement comme des gens ayant certaines pratiques alimentaires. Nous comprenons que leur mode de vie traduit certaines croyances et orientations philosophiques. Le mot « végétarien » évoque tout cela, à la différence de l’expression « mangeur de végétaux », qui ne désignerait rien d’autre qu’un comportement, en l’isolant des principes et croyances qui l’accompagnent.
Mais alors, comment désigner une personne qui consomme de la chair animale ? L’expression « mangeur de viande » dissocie la pratique de tout système de croyances. Pourtant, il ne s’agit pas d’une nécessité : dans les pays développés du moins, on peut très bien vivre sans consommer de viande. Mais, à la différence du végétarisme, nous ne réalisons pas pleinement qu’il s’agit d’un choix.
Nous mangeons des animaux sans y penser, parce que c’est ce que nous avons toujours fait. Le système de croyances qui sous-tend cette pratique est invisible. Melanie Joy utilise le vocable carnisme pour désigner ce système invisible de croyances.
Les carnistes ne sont pas simplement des carnivores ou des omnivores : ces deux derniers termes ne renvoient qu’à l’aptitude physiologique à se nourrir de certains types d’aliments. Les carnistes mangent de la viande par choix, et les choix reposent sur des croyances. Cependant, l’invisibilité du carnisme fait que ces choix ne semblent pas en être.
Le carnisme est un type particulier de croyances : c’est une idéologie. Une idéologie consiste en un ensemble partagé de croyances, et dans les pratiques qui reflètent ces croyances.
Le féminisme par exemple est une idéologie. Il est facile de la percevoir comme telle, parce que les féministes font entendre leurs revendications dans la sphère privée comme publique.
Mais qu’en est-il des croyances et des modes de vie dominants ? Quand une idéologie est solidement établie, les opinions et pratiques qui la caractérisent sont perçues comme des évidences. Elles passent pour des faits plutôt que pour des valeurs. « Les choses sont ainsi faites »… Une idéologie dominante est essentiellement invisible.
C’est le cas de l’idéologie qui valorise davantage le masculin que le féminin et qui donne plus de pouvoir aux hommes qu’aux femmes dans la société. Cette idéologie a existé pendant des millénaires. Ce n’est pourtant que tardivement qu’elle a été désignée par un mot, lorsque les féministes l’ont nommée patriarcat.
Il n’est pas surprenant que le végétarisme ait été nommé avant le carnisme, tout comme le féminisme l’a été avant le patriarcat. Il est facile de repérer les idéologies qui s’écartent du courant dominant. En outre, l’invisibilité est le principal moyen par lequel les idéologies dominantes perdurent. Et l’absence de nom préserve l’invisibilité. On ne parle pas de ce qu’aucun terme ne désigne, et on ne questionne pas ce dont on ne peut pas parler.
Le carnisme est une idéologie qui travaille activement à demeurer dans l’ombre. Cela lui est nécessaire parce qu’elle fait partie des idéologies violentes : elle repose sur la violence physique exercée à grande échelle.
Lorsque les gens sont témoins de cette violence, il en sont psychologiquement affectés. C’est ce qu’observe Melanie Joy quand elle projette à ses étudiants des films sur la production de viande. Elle a par ailleurs travaillé avec de nombreux militants végétariens de la cause animale souffrant de désordres post-traumatiques suite à une longue exposition à des chaînes d’abattage : ils ont des pensées obsessionnelles, des cauchemars, des insomnies, et autres symptômes.
En général, les gens détestent voir souffrir les animaux, même quand ils ne sont pas des « amis des bêtes ». Nous sommes touchés par ce qui arrive à d’autres êtres sentients. C’est pourquoi les idéologies violentes ont des dispositifs de défense spéciaux qui permettent aux êtres humains de soutenir des pratiques inhumaines, sans même réaliser ce qu’ils font. L’invisibilité sociale et psychologique en fait partie. Mais il faut aussi que la violence soit physiquement invisible. On élève et tue des milliards d’animaux ; mais avez-vous déjà vu ne serait-ce qu’un chaînon du processus de production de la viande ?
2. MYTHOLOGIE DE LA VIANDE ET LÉGITIMATION DU CARNISME
Voici une scène observée devant un petit enclos d’animaux de ferme (cochons, vaches, poulets) situé à l’extérieur d’un magasin d’alimentation. Des enfants et leurs parents sont collés aux grilles. Ils regardent affectueusement les poussins et porcelets, sourient, cherchent à toucher les animaux, leur offrent de la nourriture. Ces mêmes personnes vont ensuite acheter du poulet, du jambon et du bœuf. Où est passée leur empathie ?
Pour consommer la chair d’animaux que nous caressons, nous devons être si pleinement convaincus qu’il est juste de manger de la viande que cela nous évite d’avoir conscience de ce que nous faisons. Le carnisme repose sur l’idéologie des « 3 N » : manger de la viande est normal, naturel, nécessaire. Il est semblable en cela à tous les systèmes violents bâtis sur l’exploitation d’une catégorie d’individus. Les 3 N sont si enracinés dans notre conscience sociale qu’ils guident nos actions sans que nous ayons à y penser.
Nous vivons dans un environnement qui nous conduit à accepter les mythes qui soutiennent le système carniste et à ignorer les incohérences qu’ils contiennent. Mais maintenir la cécité sur la vérité et rendre inopérante notre faculté d’empathie demande de l’énergie. C’est là qu’interviennent les institutions en tant que « faiseurs de mythes ». En réalité, elles ne créent pas les mythes de toutes pièces – ils sont présents dans notre culture depuis des millénaires – mais elles les entretiennent, les renouvellent et les renforcent. Les mythes ont pour fonction de légitimer le système.
Quand un système est solidement établi, il est soutenu par toutes les grandes institutions sociales, de la médecine à l’éducation. Et qui est mieux à même de nous influencer que ceux en qui nous avons appris à placer notre confiance ?
Les professionnels jouent un rôle clé dans le soutien des idéologies violentes. On peut citer l’exemple de l’Association vétérinaire américaine (AVMA) qui a donné son aval à l’enfermement des truies gestantes dans des stalles si étroites qu’elles ne peuvent même pas se retourner. En matière de végétarisme, nombre de médecins mettent en garde contre les dangers qui nous guettent si nous nous passons de viande, malgré la masse d’études indiquant que les végétariens se portent plutôt mieux que les omnivores. Le végétarisme chez les jeunes femmes est volontiers présenté comme le symptôme d’une tendance à l’anorexie.
Les professionnels entretiennent aussi le dogme carniste quand ils se présentent comme les tenants d’une position raisonnable et modérée. Ils crédibilisent le système en endossant son idéologie, tout en dénonçant certains de ses excès. C’est le cas par exemple des vétérinaires qui s’opposent à certaines pratiques de l’élevage industriel, tout en consommant régulièrement de la viande. La position « modérée » des professionnels fait apparaître ceux qui contestent le système comme des extrémistes irrationnels.
Pour la plupart, ces professionnels ne cherchent pas consciemment à soutenir une idéologie. Ils ont été élevés dans le système et leur façon de voir les choses est modelée par celui-ci. Il en va différemment pour d’autres propagateurs des mythes carnistes, qui eux agissent de façon délibérée pour servir les intérêts de l’agrobusiness. On peut citer l’exemple du partenariat entre le Conseil national des produits laitiers et l’Association américaine de diététique (l’ADA regroupe les professionnels de la nutrition). L’interprofession du secteur laitier sponsorise l’ADA dans le but de favoriser de sa part des recommandations telles que la consommation de trois produits laitiers par jour.
Tout ce qui est conforme au système est entériné par la loi et présenté comme éthique et raisonnable.
Les médias jouent un rôle déterminant à cet égard. Ils assurent l’invisibilité du système par omission. Aux Etats-Unis, on abat 10 milliards d’animaux par an. Qui en entend parler ? Comparez le nombre d’articles et émissions consacrés aux abattoirs ou à la maltraitance dans les élevages, à la place dévolue à une hausse du prix de l’essence ou à la vie des stars d’Hollywood.
Plus rarement, les médias recourent à la censure. Ainsi, en 2004, la chaîne CBS refusa de passer un spot publicitaire anti-viande de PeTA pendant le Super Bowl, arguant que la chaîne ne diffusait pas de messages militants. Pourtant, à la même période, elle diffusa des spots anti-tabac et, comme à l’accoutumé, des publicités pour des produits carnés. Lorsque les horreurs de la production de viande sont évoquées dans les médias, elles sont volontiers présentées comme des exceptions propres à tel élevage ou abattoir, et non comme la règle. Des nutritionnistes vous recommandent de manger de la viande, tout en marquant leur caractère « raisonnable et modéré » en ajoutant, par exemple, qu’il faut préférer les viandes maigres aux viandes grasses. A l’approche de Noël, on diffuse des émissions culinaires sur la façon de cuisiner la dinde, etc.
Les normes ne sont pas qu’une description des pratiques majoritaires. Elles sont des prescriptions sur la manière dont on doit se comporter. Elles ne sont pas innées mais construites, et servent à nous maintenir dans le rang de façon à ce que le système demeure intact.
Le chemin de la norme est celui de la moindre résistance. Nous le suivons quand nous sommes en pilotage automatique, sans nous rendre compte que nous agissons d’une manière que nous n’avons pas consciemment choisie.
Il est beaucoup plus facile de se conformer à la norme que de la contrer. Les aliments carnés sont facilement disponibles alors qu’on ne trouve pas partout des menus sans produits animaux. Les végétariens se trouvent souvent obligés de justifier leurs choix, ou de s’excuser du dérangement causé parce qu’ils ne mangent pas comme les autres. Ils sont fréquemment caricaturés ou tournés en ridicule.
Il est vrai que depuis deux millions d’années, les humains consomment de la viande (même si la plupart du temps, les végétaux ont largement prédominé dans leur alimentation). Mais le viol et l’infanticide ont été pratiqués depuis tout aussi longtemps, et pourtant nous les jugeons immoraux et n’invoquons pas leur caractère naturel pour les justifier. La naturalisation est le processus par lequel le « naturel » se transforme en « légitime ». Quand une idéologie est naturalisée, on croit que ses principes sont en accord avec les lois de la nature et/ou de Dieu. La science, la religion et l’histoire viennent alors au secours de l’idéologie dominante. La science lui fournit un fondement biologique. La religion confère un fondement divin à l’ordre qu’elle prescrit. Et l’histoire privilégie les « faits » tendant à prouver que cette idéologie a toujours existé.
Cette croyance donne au carnisme l’apparence d’un état de fait inévitable : l’abolir équivaudrait au suicide. Une croyance voisine est celle selon laquelle la viande serait nécessaire pour jouir d’une bonne santé.
La « nécessité » prend parfois d’autres visages que celui des besoins alimentaires. C’est ainsi qu’on entend dire que nous devons continuer à manger des animaux parce que sinon la Terre serait surpeuplée de vaches, poules et cochons dont on ne saurait que faire. (Un paradoxe central de toutes les idéologies violentes est que la tuerie doit continuer pour justifier tous les massacres déjà perpétrés.) On invoque aussi la nécessité économique : on défend le statu quo en arguant que l’économie s’effondrerait si on le mettait en cause.
Les idéologies violentes ont besoin de notre participation volontaire. Or, la plupart des gens ne veulent pas faire de mal aux animaux. Il faut donc les forcer à soutenir le système. Mais la coercition ne fonctionne que tant qu’on ne la perçoit pas. Il faut que nous croyions au mythe du libre-arbitre : nous consommons des animaux parce que nous le voulons. Et le fait est que nous le faisons sans que personne ne nous pointe un pistolet sur la tempe. Ce n’est pas nécessaire. Nous avons commencé à manger de la viande avant même de savoir parler. Depuis, notre plus jeune âge, nous avons entendu nos parents et les médecins dire que nous avions besoin de viande pour grandir et devenir forts. Elle a été de tous nos repas ; elle est associée à nos souvenirs de sorties au restaurant avec nos parents, aux menus traditionnels de fête ; nous en mangeons en toute occasion sans nous demander comment elle a été produite. Sa présence nous semble une évidence. C’est ce flux d’expérience ininterrompu qui lessive notre libre-arbitre. Si quelque chose vient perturber notre rapport habituel à la viande – nous entrevoyons des images d’abattoir par exemple – nous sommes pris dans le filet très élaboré de défense du carnisme, qui nous ramène en douceur dans le rang.
Il est impossible d’exercer son libre-arbitre tant qu’on est à l’intérieur du système, parce que nos modèles de pensée profonds sont inconscients. Ils échappent à notre contrôle. Nous devons nous écarter du système pour recouvrer notre empathie perdue et pour faire des choix en accord avec ce que nous sentons et pensons vraiment, plutôt qu’avec ce qu’on nous a appris à éprouver et à croire.
Imaginez que tout ce qui constitue votre vie ne soit rien d’autre qu’une illusion, une réalité virtuelle fabriquée par une matrice informatique dans laquelle se trouve plongé votre cerveau comme celui de tous les humains. C’est le thème du film Matrix. On peut voir le carnisme comme une matrice qui nous conduit à faire le travail du système à sa place : en niant son existence, en ne le voyant pas, ou en le justifiant. Nos esprits sont prisonniers du système. Nous agissons en consommateurs passifs et non en citoyens actifs. Nous avons intériorisé le carnisme.
L’intériorisation du carnisme déforme notre perception de la réalité. Alors que les animaux sont des êtres vivants, nous les percevons comme des choses. Alors qu’ils sont des individus, nous les percevons comme des abstractions, des catégories. Enfin, nous les percevons comme si leur espèce déterminait naturellement le fait qu’il soit approprié ou non de consommer leur chair. Cette façon de percevoir les animaux, qu’on nommera le « trio cognitif », est composée de trois éléments : réification, désindividualisation et dichotomisation.
La réification – le fait de voir les animaux comme des objets inanimés – passe notamment par le langage. Par exemple, dans le domaine de la pêche, on parle de « ressources halieutiques » plutôt que de poissons. Nombre de pièces de boucherie ou charcuterie (filet, bavette, ris, jambon…) portent des noms distincts des muscles, membres ou organes dont elles proviennent.
La réification passe aussi par les institutions, les politiques publiques et le droit. C’est ainsi que sur le plan juridique, les animaux sont des biens, qu’on peut vendre et acheter tout comme des voitures.
La désindividualisation – qui conduit à voir les animaux comme des abstractions – est le processus par lequel les individus ne sont saisis que par leurs caractéristiques collectives, comme s’ils étaient identiques à n’importe quel autre membre de leur groupe. Au contraire, quand ce processus est brisé, il devient plus difficile de maintenir la distance émotionnelle qui permet de faire du mal à quelqu’un. Partout dans le monde, les gens sont mal à l’aise à l’idée de tuer et consommer un animal familier. Voici par exemple des propos recueillis auprès d’un éleveur du Zimbabwe, qui tue lui-même ses animaux : « Je ne mangerai pas quelque chose à quoi j’ai donné un nom […] Pour moi, c’est comme un ami. Ce serait manger un animal avec qui on a une relation étroite. »
La dichotomisation est le processus mental par lequel on classe les autres en deux catégories, souvent opposées. Forger des catégories est un processus naturel qui nous aide à traiter l’information. Les dichotomies ne sont pas des catégories ordinaires. Par leur caractère dualiste, elles créent une vision en blanc et noir de la réalité. La répartition des individus en deux classes nous prépare à nourrir des sentiments très différents envers les deux groupes. Concernant la viande, la catégorisation centrale des animaux est leur division en « comestibles » et « non comestibles ». Ce partage va en alimenter d’autres. Beaucoup d’Américains ne mangent pas des animaux qu’ils jugent intelligents (dauphins) ou mignons (lapins) ou qu’ils voient comme des animaux de compagnie. La dichotomisation sert de point d’appui à la justification : nous nous sentons en droit de manger tel animal parce qu’il n’est pas intelligent, ni mignon et qu’il n’est pas un compagnon. Peu importe que la classification soit arbitraire, et qu’en réalité les animaux mangés soient intelligents. Les idées fausses nous aident à continuer à considérer des animaux comme comestibles et maintiennent le statu quo.
D’autres facteurs encore font obstacle à notre compassion. La technologie nous aide à nous distancier des animaux et à ne les percevoir que de façon abstraite. La production de masse, couplée à l’éloignement des lieux de production, fait que nous ne voyons rien du processus qui conduit des milliards d’animaux dans notre assiette.
On a observé que l’existence d’une grande masse de victimes favorisait les réactions de désindividualisation et d’engourdissement psychique chez les observateurs. A l’inverse, nous sommes facilement touchés par le sort d’une victime identifiable. En 2001, l’abattage de millions de bovins suspectés d’exposition au virus de la fièvre aphteuse se poursuivit en Grande-Bretagne, malgré les protestations de la protection animale. C’est seulement lorsqu’un journal publia la photo d’un petit veau nommé Phoenix que le gouvernement consentit à changer sa politique.
Le trio cognitif nous empêche de nous identifier aux animaux. Le processus d’identification a lieu dès lors que nous percevons la présence chez autrui de quelque chose qui est aussi en nous, quand bien même il ne s’agirait que de notre commun désir de ne pas souffrir. L’empathie va de pair avec l’identification : nous l’éprouvons plus fortement envers les individus que nous percevons comme plus semblables à nous.
Notre degré d’empathie avec un tiers détermine le degré de dégoût que nous inspire l’idée de le manger1. L’empathie et le dégoût sont étroitement liés parce que l’empathie est le fondement de notre sens moral, et que le dégoût est une émotion morale. Nombre d’études confirment que les gens se sentent dégoûtés à l’idée de consommer quelque chose qu’ils jugent moralement condamnable. Un indice que le dégoût n’est pas qu’une question de saveur réside dans le fait qu’il a des « propriétés contaminantes ». Ainsi, si vous avez été dégoûté par la viande de chien (pour reprendre l’exemple du premier chapitre), il est probable que ce dégoût va s’étendre aux légumes entourant la viande.
Il arrive que nous nous sentions dégoûtés par la consommation de produits issus d’animaux considérés comme comestibles dans notre société. Il s’est produit une rupture dans les mécanismes qui anesthésient notre sensibilité. Mais parce que nous vivons à l’intérieur du système carniste et que nous avons intériorisé sa logique, il est fréquent que nous attribuions ce dégoût à autre chose qu’à l’inconfort moral que nous éprouvons en pensant aux animaux sacrifiés. La rationalisation fournit une explication de nos sentiments qui n’est rationnelle qu’en apparence, mais qui laisse le système intact. Elle peut consister à invoquer des raisons de santé, ou à attribuer le dégoût à l’apparence ou la texture d’un aliment, plutôt qu’au fait qu’il provienne d’un animal.
Le carnisme est un système social. Cette matrice sociale est doublée par une matrice psychologique, que Mélanie Joy nomme le « schéma carniste ». Un schéma mental filtre l’information de telle sorte que nous ne retenons que ce qui confirme les croyances déjà acquises. Le schéma détermine ce à quoi nous prêtons attention, la façon dont nous l’interprétons et ce que nous mémorisons. C’est ainsi que les gens sont émus lorsqu’ils voient des images d’abattage, mais que cette émotion s’évanouit très peu de temps après. Le schéma carniste nous empêche aussi de voir l’absurdité du système. Nous ne bronchons pas devant les publicités qui figurent des cochons ou des poulets joyeux pour vanter les produits faits de leur chair. Nous ne percevons aucune contradiction dans le fait que les vétérinaires de l’American Veterinary Medical Association font le serment solennel d’utiliser leur savoir pour soulager la souffrance animale alors que la plupart d’entre eux mangent de la viande par simple plaisir gustatif.
Le système carniste est bourré d’incohérences. Il a cultivé en nous une routine mentale qui fait que nous adoptons certaines croyances sans nous poser de questions et agissons sans éprouver d’émotions. Mais pourquoi le système a-t-il besoin de toute cette gymnastique pour perdurer ? La réponse est simple : parce que nous nous soucions des animaux et que la vérité nous importe. Le système est bâti sur le mensonge parce qu’il lui est nécessaire que nous nous désintéressions des animaux et de la vérité. C’est une forteresse construite pour se protéger de ses ennemis : nous. Mais nous pouvons échapper à la matrice et bâtir une société plus juste et plus généreuse.
En Novembre 2005, la vache Emilie s’échappa d’un abattoir de Nouvelle Angleterre. Elle traversa les portes battantes de la salle d’abattage, courut jusqu’à la haute barrière qui entourait l’établissement, réussit à bondir par-dessus et s’évanouit dans les bois environnants. Pendant quarante jours, elle parvint à échapper à ses poursuivants. La population de cette contrée rurale soutenait l’évadée. Des fermiers déposaient des balles de foin à son intention, des habitants donnaient délibérément de fausses informations à la police. Finalement, le propriétaire de l’abattoir fut lui aussi ému par l’histoire d’Emilie et accepta de la vendre pour 1 $ symbolique à Peace Abbey , un centre éducatif et spirituel dédié à la non-violence. Emilie y vécut en paix le restant de ses jours. Un producteur de cinéma acheta les droits sur son histoire pour un montant permettant de couvrir ses frais de pension sa vie durant. Il fit de plus un don pour construire une grange à foin, ainsi qu’un centre adjacent dédié à la cause animale. Lorsqu’Emilie mourut, il y eut foule à son service funéraire et les prises de parole durèrent des heures. Emilie a été immortalisée par une statue de bronze grandeur nature.
Une vache laitière anonyme est ainsi devenue un individu à part entière, qui a renversé les défenses carnistes, laissant place à la compassion.
Les participants à la Marche du sel en Inde en 1930, les 400 000 manifestants qui ont défilé à New York contre l’invasion de l’Irak en février 2003, les enquêteurs de HSUS qui ont filmé et révélé la brutalité envers les animaux dans les abattoirs, toutes ces personnes ont « témoigné » au sens où nous l’entendons ici.
Lorsque nous portons témoignage, nous n’agissons pas en simples observateurs, nous nous connectons émotionnellement avec ceux en faveur de qui nous témoignons. Nous mettons fin à la cécité mentale qui nous empêche de faire le lien entre la viande et les animaux. Nous renversons les barrières qui bloquent le dégoût et l’empathie, et qui nous empêchent de voir l’incohérence entre nos valeurs et nos comportements. En témoignant, nous rendons visible la souffrance que le système se donne tant de mal à cacher. Nous renouons avec la vérité : celle des pratiques carnistes et aussi notre vérité intérieure, celle de notre empathie. Nous portons témoignage pour les autres et pour nous-même.
Le témoignage individuel met fin à un blocage dans notre esprit. De même, le témoignage collectif ouvre la conscience sociale et conduit à un système où les pratiques sont plus conformes aux valeurs. Presque toutes les atrocités de l’histoire ont été rendues possibles par une populace qui tournait le dos à la réalité, et presque toutes les révolutions vers plus de justice et de paix ont été initiées par un groupe de personnes qui ont porté témoignage et ont demandé que d’autres fassent de même, jusqu’à ce que le mouvement atteigne la masse critique suffisante. Le témoignage de masse est le principal péril menaçant le carnisme. C’est pourquoi le système tout entier est organisé pour éviter qu’il se produise. Nous pouvons témoigner de mille manières. L’engagement prend souvent des formes très créatives.
Tous les systèmes violents sont menacés par les mouvements de témoignage collectif parce que leur survie dépend de l’inverse : la dissociation de masse. La dissociation est au cœur de l’engourdissement psychique, c’est-à-dire du fait que nous ne sommes pas totalement « présents » et « conscients » face à la réalité. En de nombreuses circonstances, cette faculté de dissociation est adaptative. C’est elle qui nous permet de surmonter des épreuves pénibles sans être submergés par le désarroi. Mais la même faculté peut permettre de perpétuer la violence.
La dissociation nous met dans l’incapacité de faire des choix qui reflètent ce que nous ressentons vraiment. Les animaux mangés sont les premiers à en payer le prix, mais nous en sommes les victimes nous aussi. Toutes les traditions spirituelles considèrent au contraire l’intégration comme le but du développement humain : un état d’harmonie dans lequel le corps, l’esprit, les croyances, les valeurs et les comportements sont en accord les uns avec les autres. En portant témoignage, nous favorisons une société intégrée. Une telle société ne peut pas être composée de gens qui se soucient des animaux tout en étant complices de la pire cruauté envers eux.
Le système modèle nos pensées, émotions et comportement d’une façon qui nous pousse à nous conformer à la norme. D’autres raisons nous retiennent de témoigner de la réalité du carnisme.
La première est que témoigner fait mal : prendre conscience de l’immensité de la souffrance animale et de notre responsabilité dans celle-ci induit des sentiments douloureux. Notre résistance est liée aussi à un sentiment d’impuissance : que pouvons-nous face à un drame d’une telle ampleur ?
Enfin, ne plus se sentir en droit de tuer et manger des animaux remet en question notre identité d’êtres humains. Nous devenons des points parmi d’autres dans le grand réseau de la vie. Notre sens de la supériorité humaine se trouve compromis. Nous sommes forcés de reconnaître nos liens avec le reste du monde naturel, alors que nous avons tout fait pour les nier durant des millénaires.
Mais au bout du compte, c’est une libération. Nous ne sommes plus des fragments isolés dans un monde déconnecté, mais les membres d’un grand collectif vivant. Nous ne soutenons plus un système de domination conforme au credo de Hitler : « Celui qui n’a pas le pouvoir perd le droit à la vie ». Nous apprenons à ne plus mesurer la valeur de nos vies en termes de « choses appropriés, écrasées et tuées », selon l’expression de Matthew Scully.
Nous devons étendre à nous-mêmes la compassion que nous éprouvons pour les animaux : reconnaître que nous avons aussi été nous aussi les victimes du système qui nous a conduit à nous aligner sur la norme. Et il nous faut réaliser que nous avons le pouvoir de prendre un autre chemin et d’échapper au carcan psychologique d’un système coercitif et sournois.
Si ancré que soit le carnisme, il doit être possible de le destabiliser, et les temps sont mûrs pour pousser au changement.
La production de viande à grande échelle est en train de provoquer un désastre écologique : émissions de gaz à effet de serre, gaspillage et pollution de l’eau, déforestation… Or, la population est de plus en plus sensible aux questions environnementales.
Parallèlement, les gens se sentent plus concernés par le bien-être animal, comme en témoigne la prolifération d’associations qui s’en préoccupent, et le fait qu’elles ne se limitent plus à la protection des animaux de compagnie.
Le végétarisme, longtemps considéré comme une idéologie extrémiste et un régime alimentaire déséquilibré, est mieux accepté de nos jours. Les végétariens sont moins marginalisés qu’autrefois. La multiplication des publications sur le végétarisme et des produits vegan suggèrent que le mouvement croît en taille et en force.
Enfin, la principale défense du système, l’invisibilité, s’affaiblit. Les industries animales ont de plus en plus de mal à cacher la vérité au public. Internet a beaucoup fait pour amenuiser leur capacité à contrôler l’information.
Il y a trois choses importantes à faire : supprimer ou diminuer votre consommation de produits d’origine animale, soutenir une association animaliste ou un groupe végétarien, et continuer à vous informer et à informer les autres. Vous pouvez aussi soutenir par des dons les organisations qui luttent contre la souffrance animale.
Le plus important peut-être est de continuer à apprendre et à communiquer votre savoir aux autres. Souvenez-vous : vous avez intériorisé le carnisme ; votre conscience des réalités de la production de viande ira en s’amenuisant si vous ne restez pas suffisamment en éveil.
Le carnisme n’est qu’une idéologie dominante parmi d’autres. Toutes reposent sur les mêmes mécanismes. Comprendre le carnisme nous aide à porter un regard critique sur d’autres systèmes destructeurs auxquels nous participons.
De même, l’attitude consistant à « témoigner » a une portée qui dépasse le carnisme, parce qu’elle ne concerne pas seulement nos actes mais notre façon d’être. C’est une façon de construire son rapport au monde. Plus nous développons cette attitude, plus nous gagnons en pouvoir d’influer sur le cours des choses. Comme notre compassion, notre capacité à témoigner grandit avec la pratique.
Témoigner demande d’avoir le courage d’ouvrir nos cœurs à la souffrance des autres et de refuser de suivre le chemin du moindre effort. Comme la vache Emilie, on nous a élevés pour connaître le destin qui a été tracé pour nous. Comme elle, nous pouvons choisir de sortir du rang et de changer la trajectoire de nos vies.
Témoigner exige l’exercice des plus hautes qualités humaines : conviction, intégrité, empathie, compassion. Il est bien plus facile d’adopter les traits de la culture carniste : apathie, complaisance, égoïsme et ignorance béate.
De multiples exemples prouvent cependant que nous pouvons changer : des étudiants apathiques sont devenus des militants hors pair, des carnivores de longue date sont devenus végétariens, des bouchers ont pris conscience de l’horreur et ont cessé de pouvoir tuer, et une communauté de mangeurs de viande est venue au secours d’une vache évadée d’un abattoir.
Témoigner requiert le courage de prendre parti. Face à la violence de masse, on ne peut éviter d’être soit victime, soit bourreau. Comme l’a écrit Elie Wiesel, « la neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le bourreau, jamais le supplicié. » Porter témoignage nous permet de choisir notre rôle plutôt que de tenir celui qui nous a été assigné. Et bien que ceux qui choisissent d’être aux côtés des victimes puissent en souffrir, « il n’y a pas de plus grand honneur2 ».
Melanie Joy - Ressources Internet
Melanie Joy enseigne la psychologie et la sociologie à l’Université du Massachusetts à Boston.
On peut s’informer (en anglais) sur ses activités (publications, conférences, interventions dans les médias…) en visitant son site personnel .
Certains des écrits mentionnés sur ce site ont été traduits en français :
- « Comprendre l’idéologie carniste pour communiquer plus efficacement avec les mangeurs de viande » est disponible sur le site Animal sujet (traduction d’un texte paru sur le site de Compassionate Action for Animals en août 2009).
- « Qu’est-ce que le carnisme ? » – texte introductif issu du site de Melanie Joy – a été publié sur le site Evana (Traduction de Marceline Pauly).
- L’article « Le carnisme » est consultable sur le site scribd.com (traduction par Natascha Verbrakel d’un texte de M. Joy paru le 25 février 2008 sur veganity.worldpress.com)
- La page Facebook « Pourquoi nous aimons les chiens, mangeons des cochons et portons de la vache » offre de nombreuses informations. On y trouve entre autres la traduction par Marceline Pauly d’un article paru le 26 octobre 2009 sur le blog d’Ed Coffin Eating Consciously, dans lequel Melanie Joy évoque son parcours vers le végétarisme et raconte comment elle en est venue à explorer les mécanismes psychologiques et sociaux qui sous-tendent la consommation de viande.
Ces références, et d’autres, sont réunies dans la bibliographie de l’article « carnisme » sur Wikipedia.
Article mis en ligne le 25 juillet 2010
Notes :
1. Les exceptions possibles sont les animaux qui nous inspirent le dégoût alors même qu’ils sont vivants : rats, serpents, insectes…
2. Judith Herman, Trauma and Recovery : The Aftermath of Violence – From Domestic Abuse to Political Terror, Basic Books, New York, 1997, p. 247
1. CARNISME : « LES CHOSES SONT AINSI FAITES, VOILA TOUT »
Melanie Joy enseigne la psychologie et la sociologie dans une université. Chaque semestre, depuis des années, elle consacre un cours aux attitudes envers les animaux, dans lequel elle propose le même exercice. Elle a pu ainsi collecter les réponses et réactions de milliers d’étudiants. Elles se sont révélées extrêmement semblables groupe après groupe, de sorte qu’on peut facilement décrire le déroulement type de cette séquence d’enseignement. D’abord, Melanie Joy demande aux étudiants de lister des caractéristiques des chiens, puis des cochons. Elle note au fur et à mesure au tableau les réponses proposées. Du côté des chiens, on trouve des qualificatifs tels que « intelligents », « aimants », « protecteurs », « rigolos » et parfois, « dangereux ». Dans la colonne « cochons », les qualificatifs sont moins flatteurs : « sales », « suants », « paresseux », « gros », « stupides », « laids ». De la même façon, les étudiants fournissent des réponses très contrastées quand on leur demande les sentiments que leur inspirent les animaux des deux espèces.
Ensuite, s’engage un dialogue au cours duquel Melanie Joy pose des questions telles que « Avez-vous déjà rencontré des cochons ? » (dans l’immense majorité des cas, la réponse est « non ») ou apporte des informations : les cochons sont aussi intelligents que les chiens, les cochons ne transpirent pas, ils se roulent dans la boue pour se rafraîchir quand il fait chaud, ils développent des comportements stéréotypés en captivité… Les réactions des étudiants se font contradictoires ou hésitantes ; elles révèlent que leurs idées sur les cochons ne viennent d’aucune source fiable ; ils admettent que les cochons pourraient avoir chacun leur personnalité comme les chiens ; oui, les cochons peuvent certainement ressentir la douleur…
« Melanie Joy. Comment vous sentiriez-vous à propos des cochons, si vous les voyiez comme des êtres intelligents et sensibles […]. Si vous les connaissiez personnellement, comme vous connaissez les chiens ?
Etudiant(e). Je me sentirais bizarre en les mangeant. J’éprouverais probablement une sorte de culpabilité.
Melanie Joy. Alors pourquoi mangeons-nous des cochons et pas des chiens ?
Étudiant(e). Parce que les cochons sont élevés pour être mangés.
Melanie Joy. Pourquoi élevons-nous des cochons pour les manger ?
Etudiant(e). Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Eh bien, je suppose que les choses sont ainsi faites, voilà tout. »
Nous envoyons les membres d’une espèce à l’abattoir et chérissons les membres d’une autre espèce sans autre raison que les « les choses sont ainsi faites ». Nous pouvons passer de longues minutes devant un rayon de supermarché à nous demander quel dentifrice choisir et n’avons pas réfléchi un seul instant à la raison pour laquelle nous mangeons certains animaux et pas d’autres. Nous n’avons pas la moindre pensée à propos d’une pratique qui cause la mort de milliards d’animaux chaque année. Comment est-ce possible ? La réponse tient en un mot : carnisme.
Carnisme
Certaines personnes cessent de consommer de la viande en espérant en tirer des bénéfices pour leur santé. Mais beaucoup le font pour des raisons éthiques. C’est pourquoi, quand nous pensons aux végétariens, nous ne les voyons pas uniquement comme des gens ayant certaines pratiques alimentaires. Nous comprenons que leur mode de vie traduit certaines croyances et orientations philosophiques. Le mot « végétarien » évoque tout cela, à la différence de l’expression « mangeur de végétaux », qui ne désignerait rien d’autre qu’un comportement, en l’isolant des principes et croyances qui l’accompagnent.
Mais alors, comment désigner une personne qui consomme de la chair animale ? L’expression « mangeur de viande » dissocie la pratique de tout système de croyances. Pourtant, il ne s’agit pas d’une nécessité : dans les pays développés du moins, on peut très bien vivre sans consommer de viande. Mais, à la différence du végétarisme, nous ne réalisons pas pleinement qu’il s’agit d’un choix.
Nous mangeons des animaux sans y penser, parce que c’est ce que nous avons toujours fait. Le système de croyances qui sous-tend cette pratique est invisible. Melanie Joy utilise le vocable carnisme pour désigner ce système invisible de croyances.
Les carnistes ne sont pas simplement des carnivores ou des omnivores : ces deux derniers termes ne renvoient qu’à l’aptitude physiologique à se nourrir de certains types d’aliments. Les carnistes mangent de la viande par choix, et les choix reposent sur des croyances. Cependant, l’invisibilité du carnisme fait que ces choix ne semblent pas en être.
Carnisme, idéologie et statu quo
Le carnisme est un type particulier de croyances : c’est une idéologie. Une idéologie consiste en un ensemble partagé de croyances, et dans les pratiques qui reflètent ces croyances.
Le féminisme par exemple est une idéologie. Il est facile de la percevoir comme telle, parce que les féministes font entendre leurs revendications dans la sphère privée comme publique.
Mais qu’en est-il des croyances et des modes de vie dominants ? Quand une idéologie est solidement établie, les opinions et pratiques qui la caractérisent sont perçues comme des évidences. Elles passent pour des faits plutôt que pour des valeurs. « Les choses sont ainsi faites »… Une idéologie dominante est essentiellement invisible.
C’est le cas de l’idéologie qui valorise davantage le masculin que le féminin et qui donne plus de pouvoir aux hommes qu’aux femmes dans la société. Cette idéologie a existé pendant des millénaires. Ce n’est pourtant que tardivement qu’elle a été désignée par un mot, lorsque les féministes l’ont nommée patriarcat.
Il n’est pas surprenant que le végétarisme ait été nommé avant le carnisme, tout comme le féminisme l’a été avant le patriarcat. Il est facile de repérer les idéologies qui s’écartent du courant dominant. En outre, l’invisibilité est le principal moyen par lequel les idéologies dominantes perdurent. Et l’absence de nom préserve l’invisibilité. On ne parle pas de ce qu’aucun terme ne désigne, et on ne questionne pas ce dont on ne peut pas parler.
Carnisme, idéologie et violence
Le carnisme est une idéologie qui travaille activement à demeurer dans l’ombre. Cela lui est nécessaire parce qu’elle fait partie des idéologies violentes : elle repose sur la violence physique exercée à grande échelle.
Lorsque les gens sont témoins de cette violence, il en sont psychologiquement affectés. C’est ce qu’observe Melanie Joy quand elle projette à ses étudiants des films sur la production de viande. Elle a par ailleurs travaillé avec de nombreux militants végétariens de la cause animale souffrant de désordres post-traumatiques suite à une longue exposition à des chaînes d’abattage : ils ont des pensées obsessionnelles, des cauchemars, des insomnies, et autres symptômes.
En général, les gens détestent voir souffrir les animaux, même quand ils ne sont pas des « amis des bêtes ». Nous sommes touchés par ce qui arrive à d’autres êtres sentients. C’est pourquoi les idéologies violentes ont des dispositifs de défense spéciaux qui permettent aux êtres humains de soutenir des pratiques inhumaines, sans même réaliser ce qu’ils font. L’invisibilité sociale et psychologique en fait partie. Mais il faut aussi que la violence soit physiquement invisible. On élève et tue des milliards d’animaux ; mais avez-vous déjà vu ne serait-ce qu’un chaînon du processus de production de la viande ?
2. MYTHOLOGIE DE LA VIANDE ET LÉGITIMATION DU CARNISME
Voici une scène observée devant un petit enclos d’animaux de ferme (cochons, vaches, poulets) situé à l’extérieur d’un magasin d’alimentation. Des enfants et leurs parents sont collés aux grilles. Ils regardent affectueusement les poussins et porcelets, sourient, cherchent à toucher les animaux, leur offrent de la nourriture. Ces mêmes personnes vont ensuite acheter du poulet, du jambon et du bœuf. Où est passée leur empathie ?
Pour consommer la chair d’animaux que nous caressons, nous devons être si pleinement convaincus qu’il est juste de manger de la viande que cela nous évite d’avoir conscience de ce que nous faisons. Le carnisme repose sur l’idéologie des « 3 N » : manger de la viande est normal, naturel, nécessaire. Il est semblable en cela à tous les systèmes violents bâtis sur l’exploitation d’une catégorie d’individus. Les 3 N sont si enracinés dans notre conscience sociale qu’ils guident nos actions sans que nous ayons à y penser.
Nous vivons dans un environnement qui nous conduit à accepter les mythes qui soutiennent le système carniste et à ignorer les incohérences qu’ils contiennent. Mais maintenir la cécité sur la vérité et rendre inopérante notre faculté d’empathie demande de l’énergie. C’est là qu’interviennent les institutions en tant que « faiseurs de mythes ». En réalité, elles ne créent pas les mythes de toutes pièces – ils sont présents dans notre culture depuis des millénaires – mais elles les entretiennent, les renouvellent et les renforcent. Les mythes ont pour fonction de légitimer le système.
Le soutien des institutions
Quand un système est solidement établi, il est soutenu par toutes les grandes institutions sociales, de la médecine à l’éducation. Et qui est mieux à même de nous influencer que ceux en qui nous avons appris à placer notre confiance ?
Les professionnels jouent un rôle clé dans le soutien des idéologies violentes. On peut citer l’exemple de l’Association vétérinaire américaine (AVMA) qui a donné son aval à l’enfermement des truies gestantes dans des stalles si étroites qu’elles ne peuvent même pas se retourner. En matière de végétarisme, nombre de médecins mettent en garde contre les dangers qui nous guettent si nous nous passons de viande, malgré la masse d’études indiquant que les végétariens se portent plutôt mieux que les omnivores. Le végétarisme chez les jeunes femmes est volontiers présenté comme le symptôme d’une tendance à l’anorexie.
Les professionnels entretiennent aussi le dogme carniste quand ils se présentent comme les tenants d’une position raisonnable et modérée. Ils crédibilisent le système en endossant son idéologie, tout en dénonçant certains de ses excès. C’est le cas par exemple des vétérinaires qui s’opposent à certaines pratiques de l’élevage industriel, tout en consommant régulièrement de la viande. La position « modérée » des professionnels fait apparaître ceux qui contestent le système comme des extrémistes irrationnels.
Pour la plupart, ces professionnels ne cherchent pas consciemment à soutenir une idéologie. Ils ont été élevés dans le système et leur façon de voir les choses est modelée par celui-ci. Il en va différemment pour d’autres propagateurs des mythes carnistes, qui eux agissent de façon délibérée pour servir les intérêts de l’agrobusiness. On peut citer l’exemple du partenariat entre le Conseil national des produits laitiers et l’Association américaine de diététique (l’ADA regroupe les professionnels de la nutrition). L’interprofession du secteur laitier sponsorise l’ADA dans le but de favoriser de sa part des recommandations telles que la consommation de trois produits laitiers par jour.
Tout ce qui est conforme au système est entériné par la loi et présenté comme éthique et raisonnable.
Les médias jouent un rôle déterminant à cet égard. Ils assurent l’invisibilité du système par omission. Aux Etats-Unis, on abat 10 milliards d’animaux par an. Qui en entend parler ? Comparez le nombre d’articles et émissions consacrés aux abattoirs ou à la maltraitance dans les élevages, à la place dévolue à une hausse du prix de l’essence ou à la vie des stars d’Hollywood.
Plus rarement, les médias recourent à la censure. Ainsi, en 2004, la chaîne CBS refusa de passer un spot publicitaire anti-viande de PeTA pendant le Super Bowl, arguant que la chaîne ne diffusait pas de messages militants. Pourtant, à la même période, elle diffusa des spots anti-tabac et, comme à l’accoutumé, des publicités pour des produits carnés. Lorsque les horreurs de la production de viande sont évoquées dans les médias, elles sont volontiers présentées comme des exceptions propres à tel élevage ou abattoir, et non comme la règle. Des nutritionnistes vous recommandent de manger de la viande, tout en marquant leur caractère « raisonnable et modéré » en ajoutant, par exemple, qu’il faut préférer les viandes maigres aux viandes grasses. A l’approche de Noël, on diffuse des émissions culinaires sur la façon de cuisiner la dinde, etc.
Manger de la viande est normal
Les normes ne sont pas qu’une description des pratiques majoritaires. Elles sont des prescriptions sur la manière dont on doit se comporter. Elles ne sont pas innées mais construites, et servent à nous maintenir dans le rang de façon à ce que le système demeure intact.
Le chemin de la norme est celui de la moindre résistance. Nous le suivons quand nous sommes en pilotage automatique, sans nous rendre compte que nous agissons d’une manière que nous n’avons pas consciemment choisie.
Il est beaucoup plus facile de se conformer à la norme que de la contrer. Les aliments carnés sont facilement disponibles alors qu’on ne trouve pas partout des menus sans produits animaux. Les végétariens se trouvent souvent obligés de justifier leurs choix, ou de s’excuser du dérangement causé parce qu’ils ne mangent pas comme les autres. Ils sont fréquemment caricaturés ou tournés en ridicule.
Manger de la viande est naturel
Il est vrai que depuis deux millions d’années, les humains consomment de la viande (même si la plupart du temps, les végétaux ont largement prédominé dans leur alimentation). Mais le viol et l’infanticide ont été pratiqués depuis tout aussi longtemps, et pourtant nous les jugeons immoraux et n’invoquons pas leur caractère naturel pour les justifier. La naturalisation est le processus par lequel le « naturel » se transforme en « légitime ». Quand une idéologie est naturalisée, on croit que ses principes sont en accord avec les lois de la nature et/ou de Dieu. La science, la religion et l’histoire viennent alors au secours de l’idéologie dominante. La science lui fournit un fondement biologique. La religion confère un fondement divin à l’ordre qu’elle prescrit. Et l’histoire privilégie les « faits » tendant à prouver que cette idéologie a toujours existé.
Manger de la viande est nécessaire
Cette croyance donne au carnisme l’apparence d’un état de fait inévitable : l’abolir équivaudrait au suicide. Une croyance voisine est celle selon laquelle la viande serait nécessaire pour jouir d’une bonne santé.
La « nécessité » prend parfois d’autres visages que celui des besoins alimentaires. C’est ainsi qu’on entend dire que nous devons continuer à manger des animaux parce que sinon la Terre serait surpeuplée de vaches, poules et cochons dont on ne saurait que faire. (Un paradoxe central de toutes les idéologies violentes est que la tuerie doit continuer pour justifier tous les massacres déjà perpétrés.) On invoque aussi la nécessité économique : on défend le statu quo en arguant que l’économie s’effondrerait si on le mettait en cause.
Le mythe du libre-arbitre
Les idéologies violentes ont besoin de notre participation volontaire. Or, la plupart des gens ne veulent pas faire de mal aux animaux. Il faut donc les forcer à soutenir le système. Mais la coercition ne fonctionne que tant qu’on ne la perçoit pas. Il faut que nous croyions au mythe du libre-arbitre : nous consommons des animaux parce que nous le voulons. Et le fait est que nous le faisons sans que personne ne nous pointe un pistolet sur la tempe. Ce n’est pas nécessaire. Nous avons commencé à manger de la viande avant même de savoir parler. Depuis, notre plus jeune âge, nous avons entendu nos parents et les médecins dire que nous avions besoin de viande pour grandir et devenir forts. Elle a été de tous nos repas ; elle est associée à nos souvenirs de sorties au restaurant avec nos parents, aux menus traditionnels de fête ; nous en mangeons en toute occasion sans nous demander comment elle a été produite. Sa présence nous semble une évidence. C’est ce flux d’expérience ininterrompu qui lessive notre libre-arbitre. Si quelque chose vient perturber notre rapport habituel à la viande – nous entrevoyons des images d’abattoir par exemple – nous sommes pris dans le filet très élaboré de défense du carnisme, qui nous ramène en douceur dans le rang.
Il est impossible d’exercer son libre-arbitre tant qu’on est à l’intérieur du système, parce que nos modèles de pensée profonds sont inconscients. Ils échappent à notre contrôle. Nous devons nous écarter du système pour recouvrer notre empathie perdue et pour faire des choix en accord avec ce que nous sentons et pensons vraiment, plutôt qu’avec ce qu’on nous a appris à éprouver et à croire.
3. VOIR A TRAVERS UN MIROIR DÉFORMANT : LE CARNISME INTÉRIORISÉ
Imaginez que tout ce qui constitue votre vie ne soit rien d’autre qu’une illusion, une réalité virtuelle fabriquée par une matrice informatique dans laquelle se trouve plongé votre cerveau comme celui de tous les humains. C’est le thème du film Matrix. On peut voir le carnisme comme une matrice qui nous conduit à faire le travail du système à sa place : en niant son existence, en ne le voyant pas, ou en le justifiant. Nos esprits sont prisonniers du système. Nous agissons en consommateurs passifs et non en citoyens actifs. Nous avons intériorisé le carnisme.
Le trio cognitif
L’intériorisation du carnisme déforme notre perception de la réalité. Alors que les animaux sont des êtres vivants, nous les percevons comme des choses. Alors qu’ils sont des individus, nous les percevons comme des abstractions, des catégories. Enfin, nous les percevons comme si leur espèce déterminait naturellement le fait qu’il soit approprié ou non de consommer leur chair. Cette façon de percevoir les animaux, qu’on nommera le « trio cognitif », est composée de trois éléments : réification, désindividualisation et dichotomisation.
La réification – le fait de voir les animaux comme des objets inanimés – passe notamment par le langage. Par exemple, dans le domaine de la pêche, on parle de « ressources halieutiques » plutôt que de poissons. Nombre de pièces de boucherie ou charcuterie (filet, bavette, ris, jambon…) portent des noms distincts des muscles, membres ou organes dont elles proviennent.
La réification passe aussi par les institutions, les politiques publiques et le droit. C’est ainsi que sur le plan juridique, les animaux sont des biens, qu’on peut vendre et acheter tout comme des voitures.
La désindividualisation – qui conduit à voir les animaux comme des abstractions – est le processus par lequel les individus ne sont saisis que par leurs caractéristiques collectives, comme s’ils étaient identiques à n’importe quel autre membre de leur groupe. Au contraire, quand ce processus est brisé, il devient plus difficile de maintenir la distance émotionnelle qui permet de faire du mal à quelqu’un. Partout dans le monde, les gens sont mal à l’aise à l’idée de tuer et consommer un animal familier. Voici par exemple des propos recueillis auprès d’un éleveur du Zimbabwe, qui tue lui-même ses animaux : « Je ne mangerai pas quelque chose à quoi j’ai donné un nom […] Pour moi, c’est comme un ami. Ce serait manger un animal avec qui on a une relation étroite. »
La dichotomisation est le processus mental par lequel on classe les autres en deux catégories, souvent opposées. Forger des catégories est un processus naturel qui nous aide à traiter l’information. Les dichotomies ne sont pas des catégories ordinaires. Par leur caractère dualiste, elles créent une vision en blanc et noir de la réalité. La répartition des individus en deux classes nous prépare à nourrir des sentiments très différents envers les deux groupes. Concernant la viande, la catégorisation centrale des animaux est leur division en « comestibles » et « non comestibles ». Ce partage va en alimenter d’autres. Beaucoup d’Américains ne mangent pas des animaux qu’ils jugent intelligents (dauphins) ou mignons (lapins) ou qu’ils voient comme des animaux de compagnie. La dichotomisation sert de point d’appui à la justification : nous nous sentons en droit de manger tel animal parce qu’il n’est pas intelligent, ni mignon et qu’il n’est pas un compagnon. Peu importe que la classification soit arbitraire, et qu’en réalité les animaux mangés soient intelligents. Les idées fausses nous aident à continuer à considérer des animaux comme comestibles et maintiennent le statu quo.
D’autres facteurs encore font obstacle à notre compassion. La technologie nous aide à nous distancier des animaux et à ne les percevoir que de façon abstraite. La production de masse, couplée à l’éloignement des lieux de production, fait que nous ne voyons rien du processus qui conduit des milliards d’animaux dans notre assiette.
On a observé que l’existence d’une grande masse de victimes favorisait les réactions de désindividualisation et d’engourdissement psychique chez les observateurs. A l’inverse, nous sommes facilement touchés par le sort d’une victime identifiable. En 2001, l’abattage de millions de bovins suspectés d’exposition au virus de la fièvre aphteuse se poursuivit en Grande-Bretagne, malgré les protestations de la protection animale. C’est seulement lorsqu’un journal publia la photo d’un petit veau nommé Phoenix que le gouvernement consentit à changer sa politique.
Identification, empathie et dégoût
Le trio cognitif nous empêche de nous identifier aux animaux. Le processus d’identification a lieu dès lors que nous percevons la présence chez autrui de quelque chose qui est aussi en nous, quand bien même il ne s’agirait que de notre commun désir de ne pas souffrir. L’empathie va de pair avec l’identification : nous l’éprouvons plus fortement envers les individus que nous percevons comme plus semblables à nous.
Notre degré d’empathie avec un tiers détermine le degré de dégoût que nous inspire l’idée de le manger1. L’empathie et le dégoût sont étroitement liés parce que l’empathie est le fondement de notre sens moral, et que le dégoût est une émotion morale. Nombre d’études confirment que les gens se sentent dégoûtés à l’idée de consommer quelque chose qu’ils jugent moralement condamnable. Un indice que le dégoût n’est pas qu’une question de saveur réside dans le fait qu’il a des « propriétés contaminantes ». Ainsi, si vous avez été dégoûté par la viande de chien (pour reprendre l’exemple du premier chapitre), il est probable que ce dégoût va s’étendre aux légumes entourant la viande.
Dégoût et rationalisation
Il arrive que nous nous sentions dégoûtés par la consommation de produits issus d’animaux considérés comme comestibles dans notre société. Il s’est produit une rupture dans les mécanismes qui anesthésient notre sensibilité. Mais parce que nous vivons à l’intérieur du système carniste et que nous avons intériorisé sa logique, il est fréquent que nous attribuions ce dégoût à autre chose qu’à l’inconfort moral que nous éprouvons en pensant aux animaux sacrifiés. La rationalisation fournit une explication de nos sentiments qui n’est rationnelle qu’en apparence, mais qui laisse le système intact. Elle peut consister à invoquer des raisons de santé, ou à attribuer le dégoût à l’apparence ou la texture d’un aliment, plutôt qu’au fait qu’il provienne d’un animal.
Le schéma carniste
Le carnisme est un système social. Cette matrice sociale est doublée par une matrice psychologique, que Mélanie Joy nomme le « schéma carniste ». Un schéma mental filtre l’information de telle sorte que nous ne retenons que ce qui confirme les croyances déjà acquises. Le schéma détermine ce à quoi nous prêtons attention, la façon dont nous l’interprétons et ce que nous mémorisons. C’est ainsi que les gens sont émus lorsqu’ils voient des images d’abattage, mais que cette émotion s’évanouit très peu de temps après. Le schéma carniste nous empêche aussi de voir l’absurdité du système. Nous ne bronchons pas devant les publicités qui figurent des cochons ou des poulets joyeux pour vanter les produits faits de leur chair. Nous ne percevons aucune contradiction dans le fait que les vétérinaires de l’American Veterinary Medical Association font le serment solennel d’utiliser leur savoir pour soulager la souffrance animale alors que la plupart d’entre eux mangent de la viande par simple plaisir gustatif.
Le système carniste est bourré d’incohérences. Il a cultivé en nous une routine mentale qui fait que nous adoptons certaines croyances sans nous poser de questions et agissons sans éprouver d’émotions. Mais pourquoi le système a-t-il besoin de toute cette gymnastique pour perdurer ? La réponse est simple : parce que nous nous soucions des animaux et que la vérité nous importe. Le système est bâti sur le mensonge parce qu’il lui est nécessaire que nous nous désintéressions des animaux et de la vérité. C’est une forteresse construite pour se protéger de ses ennemis : nous. Mais nous pouvons échapper à la matrice et bâtir une société plus juste et plus généreuse.
4. DU CARNISME A LA COMPASSION
En Novembre 2005, la vache Emilie s’échappa d’un abattoir de Nouvelle Angleterre. Elle traversa les portes battantes de la salle d’abattage, courut jusqu’à la haute barrière qui entourait l’établissement, réussit à bondir par-dessus et s’évanouit dans les bois environnants. Pendant quarante jours, elle parvint à échapper à ses poursuivants. La population de cette contrée rurale soutenait l’évadée. Des fermiers déposaient des balles de foin à son intention, des habitants donnaient délibérément de fausses informations à la police. Finalement, le propriétaire de l’abattoir fut lui aussi ému par l’histoire d’Emilie et accepta de la vendre pour 1 $ symbolique à Peace Abbey , un centre éducatif et spirituel dédié à la non-violence. Emilie y vécut en paix le restant de ses jours. Un producteur de cinéma acheta les droits sur son histoire pour un montant permettant de couvrir ses frais de pension sa vie durant. Il fit de plus un don pour construire une grange à foin, ainsi qu’un centre adjacent dédié à la cause animale. Lorsqu’Emilie mourut, il y eut foule à son service funéraire et les prises de parole durèrent des heures. Emilie a été immortalisée par une statue de bronze grandeur nature.
Une vache laitière anonyme est ainsi devenue un individu à part entière, qui a renversé les défenses carnistes, laissant place à la compassion.
Témoigner
Les participants à la Marche du sel en Inde en 1930, les 400 000 manifestants qui ont défilé à New York contre l’invasion de l’Irak en février 2003, les enquêteurs de HSUS qui ont filmé et révélé la brutalité envers les animaux dans les abattoirs, toutes ces personnes ont « témoigné » au sens où nous l’entendons ici.
Lorsque nous portons témoignage, nous n’agissons pas en simples observateurs, nous nous connectons émotionnellement avec ceux en faveur de qui nous témoignons. Nous mettons fin à la cécité mentale qui nous empêche de faire le lien entre la viande et les animaux. Nous renversons les barrières qui bloquent le dégoût et l’empathie, et qui nous empêchent de voir l’incohérence entre nos valeurs et nos comportements. En témoignant, nous rendons visible la souffrance que le système se donne tant de mal à cacher. Nous renouons avec la vérité : celle des pratiques carnistes et aussi notre vérité intérieure, celle de notre empathie. Nous portons témoignage pour les autres et pour nous-même.
Le témoignage individuel met fin à un blocage dans notre esprit. De même, le témoignage collectif ouvre la conscience sociale et conduit à un système où les pratiques sont plus conformes aux valeurs. Presque toutes les atrocités de l’histoire ont été rendues possibles par une populace qui tournait le dos à la réalité, et presque toutes les révolutions vers plus de justice et de paix ont été initiées par un groupe de personnes qui ont porté témoignage et ont demandé que d’autres fassent de même, jusqu’à ce que le mouvement atteigne la masse critique suffisante. Le témoignage de masse est le principal péril menaçant le carnisme. C’est pourquoi le système tout entier est organisé pour éviter qu’il se produise. Nous pouvons témoigner de mille manières. L’engagement prend souvent des formes très créatives.
De l’apathie à l’empathie
Tous les systèmes violents sont menacés par les mouvements de témoignage collectif parce que leur survie dépend de l’inverse : la dissociation de masse. La dissociation est au cœur de l’engourdissement psychique, c’est-à-dire du fait que nous ne sommes pas totalement « présents » et « conscients » face à la réalité. En de nombreuses circonstances, cette faculté de dissociation est adaptative. C’est elle qui nous permet de surmonter des épreuves pénibles sans être submergés par le désarroi. Mais la même faculté peut permettre de perpétuer la violence.
La dissociation nous met dans l’incapacité de faire des choix qui reflètent ce que nous ressentons vraiment. Les animaux mangés sont les premiers à en payer le prix, mais nous en sommes les victimes nous aussi. Toutes les traditions spirituelles considèrent au contraire l’intégration comme le but du développement humain : un état d’harmonie dans lequel le corps, l’esprit, les croyances, les valeurs et les comportements sont en accord les uns avec les autres. En portant témoignage, nous favorisons une société intégrée. Une telle société ne peut pas être composée de gens qui se soucient des animaux tout en étant complices de la pire cruauté envers eux.
Vaincre notre résistance à témoigner
Le système modèle nos pensées, émotions et comportement d’une façon qui nous pousse à nous conformer à la norme. D’autres raisons nous retiennent de témoigner de la réalité du carnisme.
La première est que témoigner fait mal : prendre conscience de l’immensité de la souffrance animale et de notre responsabilité dans celle-ci induit des sentiments douloureux. Notre résistance est liée aussi à un sentiment d’impuissance : que pouvons-nous face à un drame d’une telle ampleur ?
Enfin, ne plus se sentir en droit de tuer et manger des animaux remet en question notre identité d’êtres humains. Nous devenons des points parmi d’autres dans le grand réseau de la vie. Notre sens de la supériorité humaine se trouve compromis. Nous sommes forcés de reconnaître nos liens avec le reste du monde naturel, alors que nous avons tout fait pour les nier durant des millénaires.
Mais au bout du compte, c’est une libération. Nous ne sommes plus des fragments isolés dans un monde déconnecté, mais les membres d’un grand collectif vivant. Nous ne soutenons plus un système de domination conforme au credo de Hitler : « Celui qui n’a pas le pouvoir perd le droit à la vie ». Nous apprenons à ne plus mesurer la valeur de nos vies en termes de « choses appropriés, écrasées et tuées », selon l’expression de Matthew Scully.
Nous devons étendre à nous-mêmes la compassion que nous éprouvons pour les animaux : reconnaître que nous avons aussi été nous aussi les victimes du système qui nous a conduit à nous aligner sur la norme. Et il nous faut réaliser que nous avons le pouvoir de prendre un autre chemin et d’échapper au carcan psychologique d’un système coercitif et sournois.
Des raisons d’espérer
Si ancré que soit le carnisme, il doit être possible de le destabiliser, et les temps sont mûrs pour pousser au changement.
La production de viande à grande échelle est en train de provoquer un désastre écologique : émissions de gaz à effet de serre, gaspillage et pollution de l’eau, déforestation… Or, la population est de plus en plus sensible aux questions environnementales.
Parallèlement, les gens se sentent plus concernés par le bien-être animal, comme en témoigne la prolifération d’associations qui s’en préoccupent, et le fait qu’elles ne se limitent plus à la protection des animaux de compagnie.
Le végétarisme, longtemps considéré comme une idéologie extrémiste et un régime alimentaire déséquilibré, est mieux accepté de nos jours. Les végétariens sont moins marginalisés qu’autrefois. La multiplication des publications sur le végétarisme et des produits vegan suggèrent que le mouvement croît en taille et en force.
Enfin, la principale défense du système, l’invisibilité, s’affaiblit. Les industries animales ont de plus en plus de mal à cacher la vérité au public. Internet a beaucoup fait pour amenuiser leur capacité à contrôler l’information.
Ce que vous pouvez faire
Il y a trois choses importantes à faire : supprimer ou diminuer votre consommation de produits d’origine animale, soutenir une association animaliste ou un groupe végétarien, et continuer à vous informer et à informer les autres. Vous pouvez aussi soutenir par des dons les organisations qui luttent contre la souffrance animale.
Le plus important peut-être est de continuer à apprendre et à communiquer votre savoir aux autres. Souvenez-vous : vous avez intériorisé le carnisme ; votre conscience des réalités de la production de viande ira en s’amenuisant si vous ne restez pas suffisamment en éveil.
Au-delà du carnisme
Le carnisme n’est qu’une idéologie dominante parmi d’autres. Toutes reposent sur les mêmes mécanismes. Comprendre le carnisme nous aide à porter un regard critique sur d’autres systèmes destructeurs auxquels nous participons.
De même, l’attitude consistant à « témoigner » a une portée qui dépasse le carnisme, parce qu’elle ne concerne pas seulement nos actes mais notre façon d’être. C’est une façon de construire son rapport au monde. Plus nous développons cette attitude, plus nous gagnons en pouvoir d’influer sur le cours des choses. Comme notre compassion, notre capacité à témoigner grandit avec la pratique.
Le courage de témoigner
Témoigner demande d’avoir le courage d’ouvrir nos cœurs à la souffrance des autres et de refuser de suivre le chemin du moindre effort. Comme la vache Emilie, on nous a élevés pour connaître le destin qui a été tracé pour nous. Comme elle, nous pouvons choisir de sortir du rang et de changer la trajectoire de nos vies.
Témoigner exige l’exercice des plus hautes qualités humaines : conviction, intégrité, empathie, compassion. Il est bien plus facile d’adopter les traits de la culture carniste : apathie, complaisance, égoïsme et ignorance béate.
De multiples exemples prouvent cependant que nous pouvons changer : des étudiants apathiques sont devenus des militants hors pair, des carnivores de longue date sont devenus végétariens, des bouchers ont pris conscience de l’horreur et ont cessé de pouvoir tuer, et une communauté de mangeurs de viande est venue au secours d’une vache évadée d’un abattoir.
Témoigner requiert le courage de prendre parti. Face à la violence de masse, on ne peut éviter d’être soit victime, soit bourreau. Comme l’a écrit Elie Wiesel, « la neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le bourreau, jamais le supplicié. » Porter témoignage nous permet de choisir notre rôle plutôt que de tenir celui qui nous a été assigné. Et bien que ceux qui choisissent d’être aux côtés des victimes puissent en souffrir, « il n’y a pas de plus grand honneur2 ».
Melanie Joy - Ressources Internet
Melanie Joy enseigne la psychologie et la sociologie à l’Université du Massachusetts à Boston.
On peut s’informer (en anglais) sur ses activités (publications, conférences, interventions dans les médias…) en visitant son site personnel .
Certains des écrits mentionnés sur ce site ont été traduits en français :
- « Comprendre l’idéologie carniste pour communiquer plus efficacement avec les mangeurs de viande » est disponible sur le site Animal sujet (traduction d’un texte paru sur le site de Compassionate Action for Animals en août 2009).
- « Qu’est-ce que le carnisme ? » – texte introductif issu du site de Melanie Joy – a été publié sur le site Evana (Traduction de Marceline Pauly).
- L’article « Le carnisme » est consultable sur le site scribd.com (traduction par Natascha Verbrakel d’un texte de M. Joy paru le 25 février 2008 sur veganity.worldpress.com)
- La page Facebook « Pourquoi nous aimons les chiens, mangeons des cochons et portons de la vache » offre de nombreuses informations. On y trouve entre autres la traduction par Marceline Pauly d’un article paru le 26 octobre 2009 sur le blog d’Ed Coffin Eating Consciously, dans lequel Melanie Joy évoque son parcours vers le végétarisme et raconte comment elle en est venue à explorer les mécanismes psychologiques et sociaux qui sous-tendent la consommation de viande.
Ces références, et d’autres, sont réunies dans la bibliographie de l’article « carnisme » sur Wikipedia.
Article mis en ligne le 25 juillet 2010
Notes :
1. Les exceptions possibles sont les animaux qui nous inspirent le dégoût alors même qu’ils sont vivants : rats, serpents, insectes…
2. Judith Herman, Trauma and Recovery : The Aftermath of Violence – From Domestic Abuse to Political Terror, Basic Books, New York, 1997, p. 247
1 Comments:
Manifestation anti-vivisection le samedi 25 septembre à Paris :
http://www.charliehebdo.fr/vivisection
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